Les échecs sont-ils un sport ?

Haïti a réalisé une participation remarquable à la 44e édition des olympiades d’échecs à Chennai (Inde), du 28 juillet au 10 aout dernier. Sous la coordination de la Fédération Haïtienne des Echecs (FHE), plusieurs athlètes des deux sexes ont concouru à ces jeux organisés traditionnellement tous les deux ans. Certains joueurs comme Davidson Gabriel et Rose Berline Seine se sont distingués durant cette compétition. Au-delà de ce cadre compétitif, il y a une question presqu’originelle sur la pratique des échecs qui continue de se poser : est-ce un sport ?

C’est à cette question que nous allons essayer de répondre. D’abord en tentant de définir la notion de sport (I), puis en présentant les arguments qui enlèveraient la qualité de sport aux échecs (II), ensuite en exposant les raisons qui s’opposeraient à cette position (III) et enfin, sur la synthèse des différents éléments, essayer de dégager de nouvelles perspectives (IV).

I- La définition de la notion de sport : un exercice complexe

Autant le sport est l’une des activités les plus répandues au monde, autant sa définition ne fait pas l’unanimité. La notion de sport peut faire appel à plusieurs définitions, suivant la discipline considérée et suivant la conception qu’on se fait de l’activité sportive.

Historiquement, le terme « desport » est utilisé dès le moyen-âge français. A l’époque, il renvoyait à la distraction, l’amusement, le divertissement, le plaisir du corps et de l’esprit[1]. Dans le roman d’Enéas, l’un des plus anciens romans français paru en 1160, cité par Guégan, le mot « desport » ou « disport » est utilisé pour désigner alors l’ensemble des activités liées au jeu, auxquelles s’ajoutent l’art de la conversation et le badinage ; le verbe « desporter » évoquant, au sens large, l’idée de s’ébattre[2].

Selon l’historien Lauret Turcot, c’est en Angleterre qu’il évolua définitivement[3]. Utilisé par Thomas Elyot, dans son roman « The Boke named the Gouvernour », « disport » qui devint plus tard « sport », est employé dans un sens lié à l’art de guerre. Un art réservé à ce moment à une élite illimitée, à la fois guerrière et nobiliaire. Si le terme s’est développé, universalisé et décentralisé, au fil des années, elle continue de susciter, aujourd’hui encore, plusieurs controverses.

Pour définir le sport, le Dictionnaire Robert (2019) nous dit que « c’est une activité physique du jeu et d’effort dans le respect des règles ». De manière plus détaillée, Larousse (consultée en ligne) précise que c’est « l’ensemble des exercices physiques se présentant sous forme de jeux individuels ou collectifs donnant généralement lieu à la compétition, presqu’en observant certaines règles précises ».

En vertu de la Charte européenne du sport, le sport est : « toutes formes d’activités physiques qui, à travers, une participation organisée ou non, ont pour objectif l’expression ou l’amélioration de la condition physique et psychique, le développement des relations sociales ou l’obtention des résultats en compétition de tous niveaux »[4].

Cette définition européenne du sport a, certes, une valeur institutionnelle, mais, elle mérite, toutefois, d’être nuancée comme le rappelle si bien Marc Peletier[5], en raison notamment à l’absence de portée normative directe de ce texte.

D’un point de vue strictement philosophique, eu égard au caractère polysémique du concept sport et tenant compte de variations qu’il peut subir en raison du temps, de l’espace ou des idéologies, le sport serait finalement « ce que font les gens quand ils pensent qu’ils font du sport »[6]. Toutefois, pour quelques philosophes et sociologues qui semblent associer à la notion de sport les critères essentiels de la compétition et de la règle, le sport  est une activité physique pratiquée en compétition selon les règles d’une fédération[7], la « perspective compétitive [étant] inhérente au sport »[8].

En Haïti, la carence législative et l’absence de développements théoriques conséquents en matière sportive nous privent d’une « tentative » de définition de la notion de sport. Dans la littérature courante, on parle souvent « d’activités physiques et sportives ». Une expression qui comme on le sait peut être sujette à confusion.

En droit français, il n’existe pas de définition juridique du sport. Cependant, les juridictions administratives et judiciaires ont tenté de définir la notion de sport.

Pour le Juge administratif, le caractère de discipline sportive repose sur un faisceau d’indices incluant la recherche de la performance physique, l’organisation régulière des compétitions et le caractère bien défini des règles applicables à la pratique de cette activité[9].

La Cour de Cassation indique qu’un vol de parapente ou en deltaplane constitue une activité sportive en raison «  du rôle actif du pilote et du passager tant d’un point de vue physique que psychologique » tout en précisant qu’une telle activité exige « des ressources corporelles, psychologiques, affectives et émotionnelles »[10]. Ainsi pour la haute juridiction judiciaire française, le sport serait caractérisé par le triptyque ludique, physique et émotionnel[11].

Le Professeur Buy et ses collègues ont largement participé à la recherche d’une définition à la notion de sport. Devant le silence des textes, en se basant sur les apports de la jurisprudence et s’appuyant sur les différents éléments apportés par l’histoire, la sociologie, la philosophie et la doctrine juridique et particulièrement en se référant à la définition de la Charte européenne du sport, ils proposent la définition suivante : « le sport est une activité physique, ludique, émotionnelle pratiquée dans l’intention d’exprimer ou d’améliorer sa condition physique ou psychique, de développer des relations sociales ou d’obtenir des résultats en compétition de tous niveaux »[12].

Cette définition assez large qui rejoint certains critères essentiels semble être la plus suivie par la doctrine en matière sportive. Mais, elle peut encore être analysée, notamment par rapport aux échecs. C’est exactement ce que sera l’enjeu des prochains développements.

II- Les échecs ne sont pas un sport : la pertinence du critère de l’activité physique

Sur la base du raisonnement du Juge administratif français, certaines pratiques au rang desquelles se situent les fléchettes et le bridge n’ont pas été retenues comme des disciplines sportives[13]. Le bridge, par exemple, qui se pratique avec un jeu de cartes, avec des caractéristiques assez proches des échecs, n’est pas considéré comme un sport. Sur la contestation par la Fédération française de bridge, devant le Conseil d’Etat, du refus d’agrément[14] par le ministre chargé des sports, la Haute juridiction administrative française avait indiqué ceci : « Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que le bridge, pratiqué à titre principal comme une activité de loisir qui mobilise les facultés intellectuelles, ne tend pas à la recherche de la performance physique ; qu’ainsi, en se fondant, pour refuser à la Fédération française de bridge, qui ne comprend aucune activité physique, ne présente pas le caractère d’une discipline sportive, alors même que la pratique de ce jeu peut faire l’objet de nombreuses compétitions, y compris au niveau international, le ministre n’a ni commis d’erreur de droit ni fait une inexacte appréciation des circonstances de l’espèce »[15].

Sur ce raisonnement, les sports dits « cérébraux » comme les échecs ne devraient pas être considérés comme des sports.

Le critère de l’activité physique devient donc essentiel à la notion de sport. A ce propos, Frédéric Buy est catégorique. « Si l’activité physique est de l’essence du sport, les échecs, les jeux de carte et des sociétés ne devraient pas, logiquement être considérés comme des sports »[16], nous dit-il. Dans le même ordre d’idées, Jean-Marc Silvain nous rappelle qu’ « est considérée comme sportive une activité qui engendre une dépense physique »[17]. A ce critère ou à cette conception de la dépense sportive, il ajoute celui de l’affrontement. Alors, « est considéré comme sportive, une activité qui engendre l’affrontement »[18].  Il nous explique que la raison d’être du sport relève aussi de la compétition et de l’émotion qui en résulte. Il laisse donc, imaginer dès lors, non sans précaution, que des pratiques telles que celles des échecs ou celle du jogging ne se peuvent pas se voir accorder une place identique au sein de l’une ou de ces l’autres de ces définitions ou de ces conceptions.

Sur le critère de l’activité physique, les amateurs d’échecs ne sont pas totalement insensibles. S’ils ont toujours considéré que le prestige d’une activité ne saurait se réduire à une qualification quelconque (sportive en l’occurrence), ils sont parvenus à l’évidence qu’il fallait associer la culture sportive à la pratique des échecs. Ainsi, les meilleurs entraineurs d’échecs préconiseraient l’exercice physique dans le cadre des entrainements aux échecs. Certains grands maitres comme Bobby Fischer et Magnus Carlsen semblent avoir développé un réel intérêt pour le fitness[19]. Cette activité corporelle souhaitable, mais surtout facultative et disons-le, majoritairement écartée, qui ne se réalise qu’hors compétition, à l’évidence, ne suffit pas à accorder aux échecs ce côté physique, donc, sportif. 

III- Les échecs sont un sport : la prééminence de l’imaginaire sportif

Comme on a pu le voir, le professeur Jean-Marc Silvain et ses collègues fondent leur conception globale du sport sur un aspect légendaire, mythique, historique et surtout imaginaire. Dans l’imaginaire collectif, les échecs sont un sport. Ceci n’a jamais été totalement contesté ni par les Etats ni par le mouvement sportif lui-même. Les échecs sont reconnus par le Comité International Olympique (CIO) depuis 2000. Dans des pays comme la France, la Russie et même chez nous en Haïti, les échecs ont été élevés au rang de sport. Si la Russie, le pays des échecs par excellence, a tenté vainement de l’intégrer aux jeux olympiques d’hiver à Stochi, en 2014 ; si les échecs n’ont pas réussi leurs incursions aux Olympiades de Tokyo (2020), ils ont pris part aux Jeux de Sydney (2000) en tant que sport d’exhibition. Il faut préciser que cette non-participation pleine et entière des échecs aux Jeux n’affecte en rien sa qualification sportive. A titre d’exemple, le Karaté ne sera pas aux Jeux de Paris (2024), alors que la breakdance sera de la fête.

Le retour aux origines de la notion de sport, particulièrement sur ses références à l’art de la guerre, à la noblesse, à la stratégie militaire, ne laisse supposer aucun doute sur la qualification sportive des échecs, qui rappelons-le, est le jeu de la stratégie par excellence. N’en déplaise aux amateurs de Poker qui ont fait de l’ « art du bluff » une religion d’état.

Le sport n’est pas que du sport. C’est aussi de l’art. A Stockholm (1912), Pierre de Coubertin intégra au programme les jeux artistiques qui consistaient pour les participants de réaliser des œuvres qui s’inspirent du sport dans cinq (5) catégories : l’architecture, la musique, la peinture et la sculpture. Sur les 35 participants à ces joutes, un duo dénommé Hohrod et Eschbach grâce à un poème magnifique dénommé : « L’Ode au sport » remporta la médaille d’or[20]. On apprendra plus tard que c’est le Baron lui-même qui concourra anonymement sur ces deux pseudos. Une fois de plus, de lui, la magie du sport fit des miracles. Dans l’esprit des jeux tels que pratiqués dans l’Antiquité et réhabilités par le Français, le sport est aussi loisir, mais surtout émotions. Les échecs ne manquent d’en procurer.

Justement, dans le triptyque (physique, ludique et émotionnel) retenu par la Cour de Cassation française, pour qualifier une activité de sportive, seul le « physique » semble manquer à l’appel s’agissant des échecs. Sachant que dans ce triptyque, la part de l’un et celle des autres importe peu[21]. Entendons par là que les critères définitoires ne sont pas nécessairement cumulatifs.

Selon, le professeur Buy et ses collègues[22], sur la qualification sportive des échecs, une distinction importante doit-être effectuée entre les jeux de talent (qui pourraient être des sports) et les jeux de hasard (qui n’en sont assurément pas). Sans préjudicier le principe de l’aléa sportif, ils rappellent que les parties de dés, de roulette ou de black jack ne sont que des jeux de hasard puisque les intéressés n’y font que constater le résultat d’une fortune sur laquelle ils ne peuvent influer alors que les jeux de talent se basent essentiellement sur les facultés intellectuelles et/ou les qualités physiques de ceux qui les pratiquent. Cela explique clairement pour eux pourquoi les échecs sont considérés comme sport.

IV- De toutes ces considérations : quelle place pour l’e-sport ?

 Alors qu’on n’a pas totalement résolu la question de la qualification sportive des échecs ainsi que des celle des autres sports « dits cérébraux », se posent à nous d’autres problématiques qui touchent entièrement au droit et à l’économie du sport, en particulier. Depuis quelques années, se développent des compétitions de jeux vidéo qualifiées plus spécifiquement d’ « e-sport ».

En vertu de la jurisprudence administrative, le « e-sport » ne doit pas être considéré comme une discipline sportive (on revient au critère de l’activité physique). Cette activité récente, en pleine croissance n’a pas échappé pour autant au législateur français. En application de la loi du 7 octobre pour une république numérique, il est reconnu au pratiquant du «e-sport », un statut de salarié calqué sur le régime du contrat de travail du sportif professionnel[23]. Même si le législateur a pris le soin de ne pas utiliser le terme « sport » pour parler de ces compétitions, il offre une reconnaissance telle à cette pratique qui peut interpeller. Par exemple, en vertu de cette loi, les compétitions des jeux vidéo sont reconnues comme de vraies manifestations sportives.

En Haïti, les « e-sportifs » ne sont pas nombreux. Mais, c’est une activité qui s’intensifie avec le développement des technologies de l’information et de la communication. Il sera sans doute opportun au moment d’adopter cette législation sportive qui se fait encore attendre de traiter à la fois ces questions anciennes, mais aussi celles du présent et du futur. Les échecs et plusieurs de ces sports « dits cérébraux » occupent une place importante dans l’imaginaire sportif haïtien. Il faudra, comme pour l’ensemble des activités sportives, les encadrer.

Nathan Laguerre, av.

Spécialiste en droit du sport.


[1] Jean-Baptiste Guégan, « Géopolitique du sport : une autre explication du monde », Bréal, Paris, 2017, page 13.

[2] Op. cit page 14.

[3] Laurent Turcot, « Sports et Loisirs. Une histoire des origines à nos jours », Gallimard, Collections. Folio, Histoire, 2016, page 270.

[4] Art. 2 de la Charte européenne du sport adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, le 24 sept. 1992.

[5] Marc Peltier, « Droit du Sport », Bréal, Paris, 2020, page 14.

[6] Paul. Irlinger et al., « Les pratiques sportives des Français », Paris, INSEP, 1987, 2 tomes page 15.

[7] Frédéric Buy et al., « Droit du Sport », LGDJ, 2e éd., 2009, page 6.

[8] Michel Bouet, « Signification du sport », Editions universitaires, Paris, 1968.

[9] CE, 3 mars 2008, no 308568, Fédération des activités aquatiques d’éveil et de loisir, AJDA 2008, page 1219, note M. TOUZEIL-DIVINA.

[10] Cass. crim., 20 mars 2001, JCP G 2001, IV 2006 ; Juris-Data no 2001-009250 ; Cass. Crim., 4 nov. 2004, n0  04-82401.

[11] Frédéric Buy et al., « Droit du Sport », LGDJ, 2e éd., 2009, page 10.

[12] Op. cit, page 14.

[13] Marc Peltier, « Droit du Sport », Bréal, Paris, 2020, page 14.

[14] Reconnaissance d’une organisation sportive.

[15] CE, 26 juillet 2006, no 285529, notes de cours, Bertrand Jarrige « Les acteurs et la gouvernance du sport français », Master 2 droit du sport-Paris 1, oct. 2020.

[16] Frédéric Buy, « L’organisation contractuelle du spectacle sportif », PUAM, 2022, no 6, préf.

[17] Textes réunis par Martine Gauquelin, André Leclercq et Jean Marc-Sylvain, « Légendes, mythologies, histoire et imaginaire sportif », Centre Lillois de Recherche en Analyse du Sport, Univesité Charles de Gaulle-Lille III, page 12.

[18] Ibid.

[19] Blog ABC, Apprendre : « les échecs sont-ils un sport ? », consulté en ligne, le 24 aout 2022, à 20H31.

[20] Richard Wawrzyniak, « Histoire des Jeux Olympiques », Marueil éditions, 2021, page 52.

[21] Frédéric Buy et al., « Droit du Sport », LGDJ, 2e éd., 2009, page 11.

[22] Op. cit, page 12.

[23] Marc Peltier, « Droit du Sport », Bréal, Paris, 2020, page 15.